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26 octobre 2011

La Chute / Caligula / Le Malentendu, Albert Camus

L'auteur en préambule:

"Albert Camus grandit à Alger et obtient son bac en 1932 avant de faire des études de philosophie. En 1936, il fonde le Théâtre du Travail et écrit avec trois amis 'Révolte dans les Asturies', une pièce qui sera interdite. Il intègre un mouvement de Résistance à Paris durant la Seconde Guerre mondiale, et devient rédacteur en chef du journal Combat à la Libération. 'La Peste' est publié en 1947 et connaît un très grand succès. Son oeuvre - articulée autour des thèmes de l'absurde et de la révolte - est indissociable de ses prises de position publiques concernant le franquisme, le communisme, le drame algérien... Passionné de théâtre, Camus adapte également sur scène 'Requiem pour une nonne' de Faulkner. Il obtient le Prix Nobel de littérature en 1957 'pour l'ensemble d'une oeuvre qui met en lumière, avec un sérieux pénétrant les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes' et meurt tragiquement trois ans plus tard, dans un accident de voiture."

(Source: Evène.fr) 

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Albert Camus - La chute, Ed. nrf Gallimard, Paris 1958

Un monologue où le « je » du narrateur s'adresse au « vous » de son interlocuteur que l’on n’entend pas... parce qu'il est le lecteur?
Quant à l'histoire... Jean Baptiste Clamence, juge-pénitent de son état, croise son interlocuteur dans un bar glauque d'Amsterdam. A la faveur d'un court rôle de traducteur, il se lie quelque peu avec le second, et l'on assistera à plusieurs entretiens.
Mais le juge-pénitent, qui devine beaucoup et, malgré les apparences, se livre peu, devient un personnage ténébreux, voire inquiétant.

Un chef-d’œuvre moins connu que l'Etranger ou La Peste. Et pourtant!
Le titre traduit le livre: la déchéance, (voire la damnation si l'on a envie d'y voir une parabole métaphysique, mais ce n'est pas obligatoire!!!) mais aussi l'épilogue sont les deux clés de ce roman.
« La chute » nous susurre mielleusement son histoire par la voix de Jean-Baptiste Clamence, « Juge-pénitent ». Elle (l'histoire) et lui (le narrateur) nous emmènent, nous emportent où ils le veulent.
Le lecteur brûle de connaître la fin de l'histoire, et dans ses méandres, elle donne, puis reprend, comme le ressac de la mer du nord (c'est bien celle-ci, n'est-ce pas?!) dans le port glauque d'Amsterdam.
Et le lecteur se sent peu à peu happé, intégré dans le milieu interlope où vogue et nous traîne le narrateur. Plus dure sera la chute.


« Mais permettez-moi de me présenter: Jean-Baptiste Clamence, pour vous servir. Heureux de vous connaître. Vous êtes sans doute dans les affaires? A peu près? Excellente réponse! Judicieuse aussi; nous ne sommes qu'à peu près en toutes choses. Voyons, permettez-moi de jouer au détective. Vous avez à peu près mon âge, l'oeil renseigné des quadragénaires qui ont à peu près fait le tour des choses, vous êtes à peu près bien habillé, c'est-à-dire comme on l'est chez nous, et vous avez les mains lisses. Donc, un bourgeois à peu près! Mais un bourgeois raffiné! Broncher sur les imparfaits du subjonctif, en effet, prouve deux fois votre culture puisque vous les reconnaissez d'abord et qu'ils vous agacent ensuite. Enfin, je vous amuse, ce qui, sans vanité, suppose chez vuos une certaine ouverture d'esprit. Vous êtes donc à peu près... Mais qu'importe? Les professions m'intéressent moins que les sectes. Permettez-moi de vous poser deux questions et n'y répondez que si vous ne les jugez pas indiscrètes. Possédez-vous des richesses? Quelques-unes? Bon. Les avez-vous partagées avec les pauvres? Non. Vous êtes donc ce que j'appelle un saducéen. Si vous n'avez pas pratiqué les Ecritures,  je reconnais que vous n'en serez pas plus avancé. Cela vous avance? Vous connaissez donc les Ecritures? Décidément, vous m'intéressez.

Quant à moi... »

 


 

 

Albert Camus, Caligula suivi de Le Malentendu, Nouvelles Versions,  Paris 1972, coll. Folio, éd. Gallimard.

Caligula

Caligula est une pièce capitale de Camus, à la fois réflexion sur le Pouvoir, la Liberté, le Bonheur et bien d'autres idées encore. La scène en est la Rome antique, et plus particulièrement la cour de l'empereur qui a donné son titre à la pièce.

Résumé: Caligula, jeune empereur malléable, fait l'unanimité. Mais à la mort de sa soeur et amante Drusilla,  il s'enfuit trois jours durant. Il en revient tyrannique, féroce et fou. Ayant pris conscience de la finitude de toute chose et notamment de la condition humaine, il tente en vain, par tous les moyens, de remodeler le monde pour que l'impossible devienne possible -seul chance d'échapper à l'impuissance finale qui est la nôtre, à l'absurdité du monde.

Mon avis
:  L'absurdité des décisions et paroles de Caligula n'est que vernis. Lorsque l'on gratte un peu, se révèlent des vérités dérangeantes, des réflexions bien menées. Trop, bien menées. Car Caligula, s'il est fou, n'en garde pas moins un esprit brillant et éclairé, lucide même si mauvais.
Qu'est-ce que la liberté lorsque l'on est assujetti à un quelconque pouvoir? Qu'est-ce que le bonheur quand on sait qu'il n'est qu'éphémère? Pièce sur la condition humaine aux dialogues percutants, très bien construite, Camus signa encore une fois, avec "Caligula", un grand, très grand moment de théâtre. Inconditionnelle je suis, inconditionnelle je reste à la lecture de ces cinq actes.


ACTE II SCÈNE 5

Il mange, les autres aussi. Il devient évident que Caligula se tient mal à table. Rien ne le force à jeter ses noyaux d'olives dans l'assiette de ses voisins immédiats, à cracher ses déchets de viande sur le plat, comme à se curer les dents avec les ongles et à se gratter la tête frénétiquement. C'est pourtant autant d'exploits que, pendant le repas, il exécutera avec simplicité. Mais il s'arrête brusquement de manger et fixe avec insistance Lepidus l'un des convives.
Brutalement.

CALIGULA. — Tu as l'air de mauvaise humeur. Serait-ce parce que j'ai fait mourir ton fils ?
LEPIDUS, la gorge serrée. — Mais non, Caïus, au contraire.
CALIGULA, épanoui. — Au contraire ! Ah ! que j'aime que le visage démente les soucis du cœur. Ton visage est triste. Mais ton cœur ? Au contraire n'est-ce pas, Lepidus ?
LEPIDUS, résolument. Au contraire, César.
CALIGULA, de plus en plus heureux. — Ah ! Lepidus, personne ne m'est plus cher que toi. Rions ensemble, veux-tu ? Et dis-moi quelque bonne histoire.
LEPIDUS, qui a présumé de ses forces. — Caïus !
CALIGULA. — Bon, bon. Je raconterai, alors. Mais tu riras, n'est-ce pas, Lepidus ? (L'œil mauvais.) Ne serait-ce que pour ton second fils. (De nouveau rieur.) D'ailleurs tu n'es pas de mauvaise humeur. (II boit, puis dictant.) Au..., au... Allons, Lepidus.
LEPIDUS, avec lassitude. — Au contraire, Caïus.
CALIGULA. — A la bonne heure! (Il boit.) Écoute, maintenant. (Rêveur.) Il était une fois un pauvre empereur que personne n'aimait. Lui, qui aimait Lepidus, fit tuer son plus jeune fils pour s'enlever cet amour du cœur. (Changeant de ton.) Naturellement, ce n'est pas vrai. Drôle, n'est-ce pas ? Tu ne ris pas. Personne ne rit ? Ecoutez alors. (Avec une violente colère.) Je veux que tout le monde rie. Toi, Lepidus, et tous les autres. Levez-vous, riez. (Il frappe sur la table.) Je veux, vous entendez, je veux vous voir rire.
Tout le monde se lève. Pendant toute cette scène, les acteurs, sauf Caligula et Caesonia, pourront jouer comme des marionnettes.
Se renversant sur son lit, épanoui, pris d'un rire irrésistible.
Non, mais regarde-les, Caesonia. Rien ne va plus. Honnêteté, respectabilité, qu'en dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur. La peur, hein, Caesonia, ce beau sentiment, sans alliage, pur et désintéressé, un des rares qui tire sa noblesse du ventre. (Il passe la main sur son front et boit. Sur un ton amical.) Parlons d'autre chose, maintenant. Voyons. Cherea, tu es bien silencieux.
CHEREA. — Je suis prêt à parler, Caïus. Dès que tu le permettras.
CALIGULA. — Parfait. Alors tais-toi. J'aimerais bien entendre notre ami Mucius.
MUCIUS, à contrecœur. — A tes ordres, Caïus.


 

Le malentendu

Le malentendu ou la parabole de l'enfant prodigue revisitée.

Résumé:
  Une mère et sa fille aigries et insensibilisées par une vie de peine et de labeur tiennent une auberge das un pays de désolation. Elles endorment parfois des voyageurs solitaires qu'elles jettent à la rivière après les avoir voler, afin de s'échapper un jour vers le bord de la mer et y vivre paisiblement.
Arrive un jour un homme qui tente timidement de s'immiscer dans leur vie, et qu'elles éliminent pourtant dès le soir de son arrivée. Elles découvriront que cet homme est le fils de la maison parti il y a vingt ans tenter fortune et qui revenait pour les aider.

Mon avis: Une pièce poignante où la désespérance et l'espoir se mêlent; la narration qui transpire des dialogues, le monde que Camus crée en quelques bribes à peine, tout porte le lecteur/spectateur vers la nausée de celui qui se trouve face à l'inexorable. A lire!


MARTHA, se plaçant entre eux et avec décision.
Un fils qui entrerait ici trouverait ce que n'importe quel client est assuré d'y trouver: une indifférence bienveillante. Tous les hommes que nous avons reçus s'en sont accomodés. Ils ont payé leur chambre et reçu une clé. Ils n'ont pas parlé de leur coeur. (Un temps.) Cela simplifiait notre travail.
LA MERE
Laisse cela.
JAN, réfléchissant.
Et sont-ils restés longtemps ainsi?
MARTHA
Quelques-uns très longtemps. Nous avons fait ce qu'il fallait pour qu'ils restent. D'autres, qui étaient moins riches, sont partis le lendemain. Nous n'avons rien fait pour eux.
JAN
J'ai beaucoup d'argent et je désire rester un peu dans cet hôtel, si vous m'y acceptez. J'ai oublié de vous dire que je pouvais payer d'avance.
LA MERE
Oh! Ce n'est pas cela que nous demandons!
MARTHA
Si vous êtes riche, cela est bien. Mais ne nous parlez plus de votre coeur. Nous ne pouvons rien pour lui. J'ai failli vous demander de partir, tant votre ton me lassait.[...] Sachez que vous êtes dans une maison sans ressource pour le coeur. Trop d'années grises ont passé sur ce petit village et sur nous. Elles ont un peu refroidi cette maison. Elles nous ont enlevé le goût de la sympathie. Je vous le dis encore, vous n'aurez rien ici qui ressemble à de l'intimité. Vous aurez ce que nous réservons toujours à nos rares voyageurs, et ce que nous leur réservons n'a rien à voir avec les passions du coeur...

Acte I, Sc. VI.



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26 octobre 2011

Le baron perché, Italo Calvino

L'auteur en préambule:

Italo CalvinoLes premiers pas littéraires d’Italo Calvino (1923-1985) sont mêlés d’engagement : son premier roman, publié en 1947, Le Sentier des nids d'araignées, évoque son expérience de résistant dans l’Italie du Duce. Mais déjà, malgré le style néoréaliste de cette œuvre presque biographique, la voix d’un conteur se pressent.
C’est son éditeur qui lui conseillera de pousser dans sa veine naturelle de la fable fantastique : Le Vicomte pourfendu, Le Baron perché et Le Chevalier inexistant formeront la trilogie "Nos ancêtres", allégorie, entre autre, de la « condition humaine moderne ».
C’est à Paris qu’il rencontrera l’OuLiPo et intègrera le groupe. Le Château des destins croisés, Les Villes invisibles, Si par une nuit d'hiver un voyageur, porteront le sceau de l’écriture à contrainte.

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Italo Calvino - Le Baron Perché, coll. Points, éd. du Seuil, Paris 2002.

A la suite d'une dispute familiale, le jeune baron ombreusien Côme du Rondeau, âgé d'une douzaine d'années, se réfugie dans les arbres, et décide de ne plus jamais en descendre.
Il tiendra parole, et du haut de ses bois, il participera activement à la vie et à la marche du monde.

Un long conte plutôt qu'un roman, de par un côté comme féérique, joyeux et léger. Ce livre résonne étrangement comme une évidence: la lubie de Côme et ses aventures entraînent le lecteur dans une ronde où tout, ma foi, par la personnalité du personnage principal, devient possible.
J'aimerais qualifier cette oeuvre de « charmante », mais dans le sens le plus plein du terme. L'écriture résonne en elle-même comme un rire léger, et l'on imagine aisément Calvino nous faire un petit clin d'oeil en écrivant les passages les plus drôles: Tous les personnages par exemple sont délicieusement  grotesques. Malgré ce côté joyeusement décalé, l 'oeuvre permet aussi, à ceux qui le veulent, des pistes de reflexion multiples, par la facilité d'abstraction de l'histoire.

"Quant à notre sœur, au fond, elle nous ressemblait. Elle aussi, bien que son isolement lui eût été imposé par notre père après l'histoire du marquis de la Pomme, avait toujours été une âme rebelle et solitaire. Ce qui s'était passé avec le jeune marquis, on ne l'a jamais bien su. Fils d'une famille qui nous était hostile, comment s'y était-il pris pour s'introduire chez nous? Et quel était son but? Pour séduire, bien pis, pour violenter notre sœur, fut-il affirmé au cours de la longue querelle qui s'ensuivit entre nos familles.

Mais nous ne parvînmes jamais à nous représenter ce navet semé de taches de rousseur comme un séducteur, et surtout comme le séducteur de notre sœur. Elle était beaucoup plus forte que lui et resta fameuse pour avoir fait victorieusement le bras de fer avec les palefreniers. Puis, pourquoi fut-ce lui qu'on entendit crier? Comment se fit-il que les domestiques, accourus en même temps que mon père, le trouvèrent en loques, sa culotte lacérée comme par les griffes d'un tigre? Les de la Pomme ne voulurent jamais admettre que leur fils eût attenté à l'honneur de Baptiste, ni consentir à un mariage. C'est ainsi que notre sœur finit enterrée chez nous, et vêtue en religieuse, sans avoir même prononcé les vœux du tiers ordre, étant donné le caractère douteux de sa vocation.

C'est en matière de cuisine qu'elle donnait surtout libre cours à sa rancœur. Elle ne manquait ni de soin ni d'esprit d'invention, qui sont les premières qualités d'une cuisinière. Mais on ne savait jamais quelles surprises pouvaient bien nous attendre à table dès qu'elle décidait de mettre la main à la pâte. Elle nous prépara une fois des croquettes au foie de rat, très friandes, à vrai dire, et ne nous en dévoila la nature qu'après que nous les eûmes mangées et trouvées bonnes. Pour ne pas parler des pattes de sauterelles - celles de derrière, bien dures et en dents de scie - dont elle avait fait une mosaïque sur une tarte. Ni des queues de porc rôties enroulées en forme de gimblettes. Un jour, elle nous fit cuire un hérisson entier, avec tous ses piquants, Dieu sait pourquoi, pour la seule satisfaction sans doute de nous faire sursauter au moment où nous soulèverions le couvercle du plat: elle-même, qui mangeait pourtant tous les mets extraordinaires qu'elle préparait, ne voulut pas y goûter, bien que ce fût un tout jeune hérisson, rose et certainement tendre. 

En fait, une grande partie de son horrifiante cuisine était étudiée pour la seule apparence, plutôt que pour le plaisir de nous faire savourer en même temps qu'elle des aliments d'un goût effroyable. Les plats préparés par Baptiste étaient de la très fine orfèvrerie animale ou végétale: des têtes de choux-fleurs ornées d'oreilles de lièvre étaient posées sur une collerette taillée dans la peau du même animal. D'une tête de porc sortait, comme si le porc eût tiré la langue, une langouste bien rouge, et les pinces de la langouste présentaient à leur tour la langue de porc comme si elles la lui eussent arrachée. Il y avait aussi les escargots. Baptiste était parvenue à décapiter je ne sais combien d'escargots, et elle avait piqué ces têtes molles de petits chevaux, avec un cure-dents, je pense, sur autant de beignets: quand on les servit à table, on crut voir une troupe de cygnes minuscules. Ce qui impressionnait plus encore que la vue de semblables friandises, c'était de penser au zèle, à l'acharnement avec lesquels Baptiste les avait préparées, d'imaginer ses mains fluettes aux prises avec ces menus corps d'animaux.La manière avec laquelle les escargots inspiraient la macabre imagination de notre sœur nous poussa, mon frère et moi, à une révolte faite de solidarité avec ces pauvres bêtes torturées, de dégoût pour leur saveur et de fureur contre tout et contre tous. Il ne faut pas s'étonner si ce fut là l'origine du geste prémédité de Côme, et de ce qui s'ensuivit."



26 octobre 2011

Ravel, Jean Echenoz

L'auteur en préambule:

Echenoz_head_300Après des études de sociologie et de génie civil, il collabore épisodiquement à 'L'Humanité' et se lance dans l'écriture. Sa vocation d'écrivain lui est apparue dans son enfance, après avoir lu 'Ubu roi'. Echenoz publie son premier livre à vingt deux ans : 'Le méridien de Greenwich'. Ses romans remportent par la suite de nombreux prix : le Prix Médicis pour 'Cherokee' en 1983, le Prix Novembre 1995 pour 'Les grandes blondes' et le prix Goncourt, en 1999, pour 'Je m'en vais'. En 2001, il publie 'Jérôme Lindon' en hommage à son éditeur disparu et, deux ans plus tard, c'est 'Au piano' qui se retrouve dans les librairies. Son style ironique et sa vision du monde continuent de passionner ses lecteurs. 'Ravel', son roman publié en 2006, vient confirmer son statut de grand écrivain français.

 (Source: Evene.fr)

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 Jean Echenoz - Ravel, éd. Minuit, Paris 2006

En moins de 125 pages, Echenoz retrace les 10 dernières années du compositeur. Où l'on apprend, par exemple, que le fameux Boléro a failli ne jamais voir le jour...

Ravel est mon premier Echenoz. J'ai été surprise. Si l'écriture est extrèmement narrative (quasi aucun dialogue), le ton est très vif, car très oralisé. Vraiment agréable, et rythmé, comme une conversation. Une découverte vraiment plaisante, donc, j'ai hâte de me pencher sur la bibliographie de cet auteur!

Stylo 3

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« Il est rentré, contre son habitude il descend tout de suite dans sa chambre au lieu de tourner dans la maison jusqu'à pas d'heure, il est mort de sommeil. Mais éprouver le sommeil, on le sait, ne permet pas de le trouver pour autant, trop de fatigue peut empêcher de dormir. Il éteint quand même la lumière mais la rallume un quart d'heure après, attrape un livre qu'il ouvre sans résultat, éteint à nouveau puis rallume plusieurs  fois  après s'être tourné dans son lit en tous sens, on connaît. Il n'a jamais bien dormi de toute façon, se couchant tard la plupart du temps sans que le sommeil l'attende puis, à peine l'a-t-il attrapé, il se réveille toujours trop vite. Ça ne date pas d'hier au point qu'il a tenté de mettre au point plusieurs techniques.

Technique n°1: ... »

Jean Echenoz - Ravel

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26 octobre 2011

Exercices de style / Zazie dans le métro, Raymond Queneau

L’auteur en préambule :

 
QueneauQueneau est un bâtisseur de ponts : entre le rêve et la réalité (il adhère au surréalisme de 1924 à 1930), entre la langue parlée et la langue écrite (cf. l’incipit de Zazie…), entre les sciences  et la littérature (entré à la "Société mathématique de France" en 1948, il s'applique à créer des règles arithmétiques à la construction de ses œuvres), le Transcendant Satrape du "Collège de Pataphysique" possède l’ambition encyclopédique : la liste des livres qu'il a lus et souvent relus, établie par lui même, comporte environ 10 000 titres, et une Encyclopédie des sciences inexactes sera refusée par les éditeurs.
C'est Exercices de style, en 1947, qui lui assure son premier grand succès public, puis Zazie dans le Métro , en 1959, lui apporte la consécration : adapté au théâtre et même au cinéma par Louis Malle, l’histoire de cette nymphette déjantée emporte l’adhésion.
L’année suivante, il fondera l’OuLipo avec François Le Lionnais.
Pour la petite histoire, celui qui publiera aussi des poèmes à la fin de sa vie, curieux de tout, s’inspira de l'« Art de la Fugue » de Bach, lors d'un concert avec son ami Michel Leiris pour écrire ses Exercices de style.

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Raymond Queneau, Exercices de styles, collection Folio, Gallimard, Paris 1982 

Une courte saynète racontée de 99 façons différentes. Le livre porte bien son nom puisque la petite histoire ne sera jamais modifiée. Seuls les points de vue, les techniques stylistiques etc... changeront. C'est donc bien un pur exercice littéraire que nous livre Queneau.

Un exercice oui, une prouesse certainement (il faut les trouver, tous ces procédés!), bien que certains textes sentent la nécessité d'arriver au bout des 99 chapitres. Mais ma foi, saluons et l'initiative, et le résultat de cette oeuvre très oulipienne!

Stylo 3

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Texte de base :
"Un voyageur attend le bus, il remarque un jeune homme au long cou qui porte un chapeau bizarre, entouré d'un galon tressé. Le jeune homme se dispute avec un passager qui lui reproche de lui marcher sur les pieds chaque fois que quelqu'un monte ou descend. Puis il va s'asseoir sur un siège inoccupé. Un quart d'heure plus tard le voyageur revoit le jeune homme devant la gare Saint-Lazare. Il discute avec un ami à propos d'un bouton de pardessus".

Composition de mots:

"Je plate-d'autobus-formais co-foultitudinairement dans un espace-temps lutécio-méridiennal et voisinais avec un longicol tresseautourduchapeauté morveux. Lequel dit à un quelconquanonyme : « Vous me bousculapparaissez ». Cela éjaculé, il se placelibra voracement. Dans une spatiotemporalité postérieure, je le revis qui placesaintlazarait avec un X qui lui disait : tu devrais boutonsupplémenter ton pardessus. Et il pourquexpliquait la chose."
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Zazie dans le métro, coll. Folio, éd. Gallimard, Paris 2003.

 
   Zazie, une petite nymphette au caractère impossible, part passer un wekk-end à Paris chez son oncle Gabriel, un colosse transformiste mariér à la douce Marceline.
Mais la petite peste, qui rage de ne pouvoir prendre le métro -comme souvent, en grève!- va les entraîner dans des aventures hautes en couleurs durant son court séjour.

   Le premier mot qui me vient à l'esprit pour caractériser ce livre est sans conteste « ludique ». Ludique dans l'histoire: situations, personnages; l'humour, la dérision et la cocasserie y sont parfaitement décomplexés. Une réjouissance.
Ludique dans l'écriture, ensuite: La parole, oralisée à outrance, les jeux de mots, mots-valises etc... nous offrent un festival de langues et langages totalement loufoques souvent, déconcertants parfois, mais toujours très abordables et légers.
Ludique dans l'idée, enfin, puisque Queneau, « Transcendant Satrappe » de l'OULIPO, se propose encore une fois d'explorer les possibilités de l'écriture en général, mais aussi de son principal constituant en particulier: le langage.
Un livre rafraîchissant, léger et joyeux, qui nous rappellera avec bonhommie et modestie que pour faire de la littérature, il n'est pas toujours besoin d'écrire gravement des choses graves.

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          " Oh! vous savez, dit Zazie, toutes les femmes posent pas des questions comme moi.

-Toutes les femmes, voyez-vous ça, toutes les femmes. Mais tu n'es qu'une mouflette.

-Oh! Pardon, je suis formée.

-Ça va. Pas d'indécences.

-Ça n'a rien d'indécent. C'est la vie.

-Elle est propre, la vie.

Il se tirait sur la moustache en biglant, morose, de nouveau sur le Sacré-Coeur.

-La vie, dit Zazie, vous devez la connaître. Paraît que dans votre métier on en voit de drôles.

-Où t'as été cherché ça?

-Je l'ai lu dans le Sanctimontronais du dimanche, un canard à la page même pour la province  où y'a des amours célèbres, l'astrologie et tout, eh bien on disait que les chauffeurs de taxi izan voyaient sous tous les aspects et dans tous les genres, de la sessualité. A commencer par les clientes qui veulent payer en nature. Ça vous est arrivé souvent?

-Oh! ça va ça va.

-C'est tout ce que vous savez dire: « Ça va ça va ». Vous devez être un refoulé.

-Ce qu'elle est emmerdante.

-Allez, râlez pas, racontez-moi plutôt vos complexes.

-Qu'est-ce qu'il faut pas entendre.

-Les femmes ça vous fait peur, hein?

-Moi je redescend. Parce que j'ai le vertige. Pas devant ça (geste). Mais devant une mouflette comme toi."

 

                                                                                                                                             Zazie dans le métro, Chap. VIII,  p.88/89

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26 octobre 2011

Premier amour, Ivan Tourgueniev

L'auteur en préambule:

Ivan TourguenievIvan Tourgueniev (1818/1883) fait partie de ces écrivains qui firent découvrir la littérature russe à l'Europe de la seconde moitié du XIXème. Humaniste qui se battit toute sa vie contre l'injustice et pour le respect des droits de l'homme, il fut l'ami de Gogol, Pouchkine et Dostoïevsky, mais aussi de Dumas, Flaubert et Zola.
A cause de sa remise en cause du servage dans Les Mémoires d'un chasseur, il écope d'un mois de prison, mais continuera d'écrire sur le sujet. Grand traducteur, notamment de Mérimée et Flaubert, grand écrivain, il est aussi nommé membre de l'académie des sciences en 1860, l'année de parution de Premier amour.

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Ivan Tourgueniev, Premier amour, Librio, Paris 2004.

Vladimir Petrovitch, tombe amoureux, du haut de ses seize ans, de Zinaïda, jeune princesse désargentée qui vit près de chez lui. Coquette tyrannique, elle règne sans partage sur une petite cour de prétendants, à laquelle se mêlera le jeune homme, les menant par le  bout du nez. Mais son comportement finira par changer, et deviendra posé, voire mélancolique...

Ah! le lyrisme et l'exaltation du romantisme russe! Tout cela sent un peu trop le XIXème à mon goût. Trop de description, trop de sentiments trop exacerbés, trop de comportements et d'attitudes tellement attendus, en même temps que si caricaturaux... Néanmoins, c'est une jolie petite histoire, plutôt bien écrite, ne soyons pas aussi durs...  A réserver donc soit aux passionnés de romantisme, soit aux adolescents, qui vivent tout plus intensément que ce que ce "tout" mériterait... Une lecture dans la même veine que celle des Souffrances du jeune Werther de Goethe, finalement.

Stylo 2

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"À huit heures précises, affublé de ma petite redingote et les cheveux en coque, je me présentais dans le vestibule du pavillon de la princesse. Le vieux majordome me dévisagea d’un œil morne et ne montra qu’un piètre empressement à se lever de sa banquette. Des voix joyeuses me parvenaient du salon. J’ouvris la porte et reculai, stupéfait. Zinaïda se tenait debout, sur une chaise, au beau milieu de la pièce, tenant un haut-de-forme ; cinq hommes faisaient cercle autour d’elle, essayant de plonger la main dans le chapeau qu’elle soulevait toujours plus haut, en le secouant énergiquement.
Quand elle m’aperçut, elle s’écria aussitôt :
« Attendez, attendez ! Voici un nouveau convive !… Il faut lui donner aussi un petit papier ! »
Et, quittant sa chaise d’un bond, elle s’approcha de moi et me tira par la manche :
« Venez donc !… Pourquoi restez-vous là ? Mes amis, je vous présente M. Voldémar, le fils de notre voisin. Et ces messieurs que vous voyez sont : le comte Malevsky, le docteur Louchine, le poète Maïdanov, Nirmatzky, un capitaine en retraite, et Belovzorov, le hussard que vous avez déjà vu hier. J’espère que vous allez vous entendre avec eux. »
Dans ma confusion, je n’avais salué personne. Le docteur Louchine n’était autre que l’homme brun qui m’avait infligé une si cuisante leçon, l’autre jour, au jardin. Je ne connaissais pas les autres.
« Comte ! reprit Zinaïda, préparez donc un petit papier pour M. Voldémar. »
Le comte était un joli garçon, tiré à quatre épingles, avec des cheveux noirs, des yeux bruns très expressifs, un nez mince et une toute petite moustache, surmontant des lèvres minuscules.
« Cela n’est pas juste, objecta-t-il : monsieur n’a pas joué aux gages avec nous.
— Bien sûr », convinrent en chœur Belovzorov et celui qui m’avait été présenté comme un capitaine en retraite.
Âgé de quelque quarante ans, le visage fortement marqué de petite vérole, il avait les cheveux frisés comme un Arabe, les épaules voûtées, les jambes arquées. Il portait un uniforme sans épaulettes et déboutonné.
« Faites le papier, puisque je vous l’ai dit, répéta la jeune fille… Qu’est-ce que c’est que cette mutinerie ? C’est la première fois que nous recevons M. Voldémar dans notre compagnie, et il ne sied pas de lui appliquer la loi avec trop de rigueur. Allons, ne ronchonnez pas. Écrivez. Je le veux ! »
Le comte ébaucha un geste désapprobateur, mais baissa docilement la tête, prit une plume dans sa main blanche, aux doigts couverts de bagues, arracha un morceau de papier et se mit à écrire.
« Permettez au moins que nous expliquions le jeu à M. Voldémar, intervint Louchine, sarcastique… Car il a complètement perdu le nord… Voyez-vous, jeune homme, nous jouons aux gages : la princesse est à l’amende et celui qui tirera le bon numéro aura le droit de lui baiser la main. Vous avez saisi ? »
Je lui jetai un vague coup d’œil, mais restai planté, immobile, perdu dans un rêve nébuleux. Zinaïda sauta de nouveau sur sa chaise et se remit à agiter le chapeau. Les autres se pressèrent autour d’elle et je fis comme eux.
« Maïdanov ! dit Zinaïda à un grand jeune homme, au visage maigre, aux petits yeux de myope, avec des cheveux noirs et exagérément longs… Maïdanov, vous devriez faire acte de charité et céder votre petit papier à M. Voldémar, afin qu’il ait deux chances au lieu d’une. »
Maïdanov fit un signe de tête négatif, et ce geste dispersa sa longue crinière.
Je plongeai ma main le dernier dans le chapeau, pris le billet, le dépliai… Oh ! mon Dieu : un baiser ! Je ne saurais vous dire ce que j’éprouvai en lisant ce mot.
« Un baiser ! m’exclamai-je malgré moi.
— Bravo !… Il a gagné ! applaudit la princesse… J’en suis ravie ! »
Elle descendit de la chaise et me regarda dans les yeux avec tant de douce clarté que mon cœur tressaillit.
« Et vous, êtes-vous content ? me demanda-t-elle.
— Moi…, balbutiai-je.
— Vendez-moi votre billet, me chuchota Belovzorov. Je vous en donne cent roubles. »
Je lui répondis en lui jetant un regard tellement indigné que Zinaïda applaudit et Louchine cria :
« Bien fait !
« Pourtant, poursuivit-il, en ma qualité de maître des cérémonies, je dois veiller à la stricte observance de toutes les règles. Monsieur Voldémar, mettez genou en terre : c’est le règlement. »
Zinaïda s’arrêta en face de moi, en penchant la tête de côté, comme pour mieux me voir, et me tendit gravement la main. Je n’y voyais pas clair… Je voulus mettre un genou en terre, mais tombai à deux genoux et portai si maladroitement les lèvres à la main de la jeune fille que son ongle m’égratigna le bout du nez."

Premier amour, Chap. VII

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26 octobre 2011

Clair de terre, André Breton

L’auteur en préambule :

André bretonAndré Breton (1896/1966), surnommé « le pape du surréalisme » par ses détracteurs en raison de l’autorité sans partage avec laquelle il régna sur le mouvement, en fut le fondateur et théoricien.
C’est la création de la revue Littérature, avec Soupault et Aragon, qui marque ses premiers pas vers une réflexion littéraire se détachant du dadaïsme de Tzara. Puis vient la mise en pratique des théories de sur-réalité avec l’avènement de l’écriture automatiques dans Les champs magnétiques, où il collabore encore une fois avec Soupault.
Mais c’est avec Le manifeste du Surréalisme que le mouvement sera officiellement fondé, Eluard, Crevel, Leiris, Desnos et Péret se joignant à Aragon et Soupault autour de notre poète. Sous son impulsion, le surréalisme s’étendra à toute l’Europe et à tous les domaines de l’art : Dali en peinture, Man Ray en photographie, Buñuel au cinéma…
Evidemment inquiété par le gouvernement de Vichy, Breton trouve refuge en 1941 aux Etats-Unis en 1941 où il fréquentera Lévi-Strauss. Ce n’est qu’en 1946 qu’il rentre à Paris animer un nouveau groupe surréaliste qui ne survivra pas à la mort de son chef de file.

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André Breton, Clair de terre, coll. Poésie, éd. nrf Gallimard, Paris 2003.

Ce Clair de terre n’est pas seulement le deuxième recueil poétique d'André Breton (paru en 1923 dans la collection Littérature associée à la revue homonyme dirigée par l’auteur), mais l’anthologie de 1966 qui rassemble une sélection de poèmes de l’édition citée supra, accompagnés de ceux de Mont de piété, Le Revolver à cheveux blancs, L'Air de l'eau, et Au bateau-lavoir. On y retrouve des collages (Le Corset mystère), des poèmes (Mille et mille fois), de la prose (Cinq rêves), des textes issus de la technique de l’écriture automatique (Cartes sur les dunes) etc…
Et c’est là toute sa difficulté. En effet,  il faut bien avouer que certains textes sont on ne peut plus hermétiques. Le sens devant être trouvé au-delà des signifiants immédiats, ce n’est pas à la raison que s’adresse Breton, mais à la poésie –comme l’on dirait à l’ouïe ou à la vue. Pour qui se laisse bercer par la musicalité du texte et par les images inattendues qui en surviennent, Clair de Terre est une promenade délicieuse au-delà de notre grisaille quotidienne. Néanmoins, ce recueil est à lire et à relire, car il fait partie de ces œuvres intrigantes qui, face au lecteur, sont demandeuses : demandeuses de temps, d’investissement personnel. Il ne se donne pas, on ne le pénètre pas comme un roman de divertissement ; plusieurs lectures sont nécessaires pour l’apprivoiser –et jamais complètement.
C’est pourquoi je pense que Clair de terre ne peut être apprécié que par certains lecteurs, trop souvent hermétique pour qui n’aime pas le contact brutal de la lutte avec une œuvre.

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 Les écrits s'en vont

Le satin des pages qu'on tourne dans les livres moule une femme si belle
Que lorsqu'on ne lit pas on contemple cette femme avec tristesse
Sans oser lui parler sans oser lui dire qu'elle est si belle
Que ce qu'on va savoir n'a pas de prix
Cette femme passe imperceptiblement dans un bruit de fleurs
Parfois elle se retourne dans les saisons imprimées
Et demande l'heure ou bien encore elle fait mine de regarder les bijoux bien en face
Comme les créatures réèlles ne font pas
Et le monde se meurt une rupture se produit dans les anneaux d'air
Un accroc à l'endroit du coeur
Les journaux du matin apportent des chanteuses dont la voix a la couleur du sable sur des rivages tendres et  dangereux
Et parfois ceux du soir livrent passage à de toutes jeunes filles qui mènent des bêtes enchaînées
Mais le plus beau c'est dans l'intervalle de certaines lettres
Où des mains plus blanches que la corne des étoiles à midi
Ravagent un nid d'hirondelles blanches
Pour qu'il pleuve toujours
Si bas si bas que les ailes ne s'en peuvent plus mêler
Des mains d'où l'on remonte à des bras si légers que la vapeur des près dans ses gracieux entrelacs au-dessus des étangs est leur imparfait miroir
Des bras qui ne s'articulent à rien d'autre qu'au danger exceptionnel d'un corps fait pour l'amour
Dont le ventre appelle les soupirs détachés des buissons pleins de voiles
Et qui n'a de terrestre que l'immense vérité glacée des traîneaux de regards sur l'étendue toute blanche
De ce que je ne reverrai plus
A cause d'un bandeau merveilleux
Qui est le mien dans le colin-maillard des blessures

                                                                       Les écrits s'en vont, Le Révolver à cheveux blancs, Clair de Terre, p. 121/122. 

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26 octobre 2011

La Métamorphose / Dans la colonie pénitentiaire, Franz Kafka

L'auteur en préambule:

KafkaFranz Kafka (1883-1924) est aujourd'hui reconnu comme l'un des écrivains majeurs de l'avant-garde du début XXème, considéré parfois comme un auteur "visionnaire". Ecriture viscérale, marquée du sceau de la nécéssité, celle de Kafka est sinueuse et sombre, à l'image  du périple de "K" dans Le Château. Néanmoins, il n'a pas, de son vivant, attiré l'attention de la critique et du public. C'est en effet le poète Max Brod qui publia posthume une grande partie de son oeuvre (Le procès par exemple), malgré les dernières volontés de l'auteur qui en avait demandé la destruction de l'ensemble de ses écrits, et lança ainsi le processus de reconnaissance de l'oeuvre de son ami.

Franz Kafka, La métamorphose,  éd. Librio, Paris 1997.

La métamorphose est un livre-phare de l'oeuvre de Kafka, l'un des fondements de sa reconnaissance. A raison, à mon sens. Ouvrant à de multiples interprétations symboliques (130 d'après Stanley Corngold dans son The Commentator's Despair!), cette nouvelle d'une soixantaine de page nous conte la vie quotidienne de Gregor Samsa, représentant de commerce (travaillant pour éponger les dettes de son père) qui se réveille un jour métamorphosé en insecte à taille humaine. Nous suivrons donc l'évolution de sa psyché et de ses relations avec sa famille, alors même que, ayant gardé ses facultés mentales, il ne peut plus communiquer avec eux, privé de voix humaine. 
De cette fable de l'absurde dans laquelle la question du devoir -et par là même du pouvoir- se laisse sans cesse poser, notamment au sein de cette mesquine famille de petites gens, l'ambiance très marquée, relativement sinistre tranche avec un réel détachement de l'écriture (tour de force!). C'est notamment ce contraste, ainsi que certains épisodes proprement délirants (cf. Gregor prévoyant de continuer sa tournée alors même qu'il est transformé en cafard géant!) qui apporte à cet écrit humour et légèreté, qui nous fait sourire malgré nous, avec une délicieuse férocité.

Pour moi, une trop courte nouvelle, mais un grand livre! 

Stylo 4

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Gregor apprit alors tout à loisir - car son père, dans ces explications, se répétait fréquemment, en partie parce que lui-même ne s'était pas occupé de ces choses depuis longtemps, et en partie  aussi parce que la mère de Gregor ne comprenait pas tout du premier coup - qu'en dépit de la catastrophe, il restait encore, datant de la période précédente, un capital, à vrai dire très modeste, qu'avaient quelque peu arrondi entre-temps les intérêts, auxquels on n'avait pas touché. Mais, en outre, l'argent que Gregor rapportait tous les mois à la maison - lu-même ne gardant à son usage que quelques écus - n'avait pas été entièrement dépensé et il avait constitué un petit capital. Gregor, derrière sa porte, hochait la tête avec enthousiasme, ravi de cette manifestation inattendue de prudence et d'économie. De fait, ce surplus d'argent lui aurait permis d'éponger la dette que son père avait envers son patron, rapprochant d'autant le jour où il aurait pu rayer cette ligne de son budget, mais à présent il valait sûrement mieux que son père eût pris d'autres dispositions.

 La Métamorphose,  chap. 2, p. 33/34.

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Franz Kafka, Dans la colonie pénitentiaire,  éd. Librio, Paris 1997.

Un voyageur se rend dans une colonie pénitentiaire. Là, il est convié à une exécution dont la procédure et le déroulement le  laisse horrifié : Pas de jugement contradictoire, et une sentence terrifiante. Son avis sur le processus judiciaire sera décisif pour l’avenir de la « machine » à tuer. Il se retrouve donc malgré lui enjeu de pouvoir entre un officier soutenant l’actuelle procédure et un nouveau commandant décidé à en finir avec cette survivance du passé de la colonie.
Cette nouvelle est absolument fascinante. Ce qui frappe en premier lieu, c’est la marche de l’histoire qui parait aussi inexorable que le déroulement de la "justice" dans la colonie. Néanmoins, si la machine est grippée, la diégèse dérape elle aussi à première vue. Il n'en est pourtant rien: l'épilogue semble nécessaire.
La deuxième chose qui interpelle le lecteur est l'atonie du monde décrit, associée à la neutralité du voyageur et au détachement du narrateur (l'histoire semble se raconter seule). Tout cela se conjugue en une atmosphère terne et grise comme une brume à déchiffrer... un non-lieu à faire froid dans le dos.
C'est pour moi une nouvelle magistrale, tant elle étreint le lecteur. Sans fioriture ni effet de style et d'esbroufe, une écriture-flèche qui va a son but avec maestria. Un choc excellent et pur, loin des fausses provocations trop souvent usitées dans la littérature contemporaine.
 
stylo 5

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"Une fois que l'homme est sur le lit et que celui-ci se met à vibrer, la herse descend au contact du corps. D'elle même, elle se place de façon à ne toucher le corps que de l'extrémité de ses pointes; cette mise en place opérée, ce cable d'acier se tend aussitôt et devient une tige rigide. Dès lors, le jeu commence. Le profane ne fait, de l'extérieur, aucune différence entre les châtiments. La herse paraît travailler de façon uniforme. Elle enfonce en vibrant ses pointes dans le corps, qui lui-même vibre de surcroît avec le lit. Et pour permettre à tout un chacun de vérifier l'exécution de la sentence, la herse a été faite de verre. Cela a posé quelques problèmes techniques pour y fixer les aiguilles, mais près de nombreux essais on y est arrivés. Eh oui, nous n'avons pas craint de nous donner du mal. Et chacun désormais peut voir, à travers le verre, l'inscription s'exécuter dans le corps. Vous ne voulez pas vous approcher pour regarder les aiguilles?
   Le voyageur se leva lentement, s'avança et se pencha sur la herse.
- Vous voyez, dit l'officier, deux sortes d'aiguilles, disposées de multiples façons. Chaque aiguille longue est flanquée d'une courte. C'est que la longue inscrit, tandis que la courte projette de l'eau pour rincer le sang et maintenir l'inscription toujours lisible. L'eau mêlée de sang est ensuite drainée dans de petites rigoles et conflue finalement dans ce canal collecteur, dont le tutau d'écoulement aboutit dans la fosse."
 
Dans la colonie pénitentiaire, p.74/75 (Description de la machine par l'officier)

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25 octobre 2011

Le portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde

L'auteur en préambule:

Oscar WildeConnu comme le type même du Dandy du XIXème, Oscar Wilde (1854-1900) fut tout au long de sa vie un provocateur raffiné. Fils d'un chevalier et d'une poétesse irlandais,  jeune homme déjà brillant, il crée  le Mouvement de "L'Art pour l'Art" à 24 ans, après la parution, distinguée par le "Newdigate Prize", de son poème sur Ravenne. Mais ce fut Le portrait de Dorian Gray qui lui ouvrit les portes de la célèbrité littéraire en 1890, soit un an avant sa rencontre d'avec Alfred Douglas qui entraînera le scandale Queensberry (Le père de son amant lui intenta un procès pour homosexualité qui lui valut 2 ans de travaux forcés!). Il s'exila ensuite en France, mais ne se releva jamais de se déchéance et mourut dans la solitude et la pauvreté.

Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray, Paris 1972 éd. du Livre de Poche.

Dorian Gray est un jeune homme d'une beauté extrème, au point que son ami artiste peintre, Basil Hallward, en est obsédé, en tire toute son inspiration. Il en fait un jour un portrait qui se révèle être la plus belle de ses œuvres, au point  qu'il ne souhaite pas l'exposer. Mais Dorian va faire la connaissance de Lord Henry dit Harry, un ami de Basil., homme pervers et manipulateur. Dorian se laisse séduire par cet homme sombre et ses théories sur la jeunesse et le plaisir. Dès lors, Dorian souhaite que le tableau vieillisse à sa place pour qu'il garde toujours sa beauté d'adolescent, susceptible de tout lui permettre. Il tombera alors amoureux d'une comédienne, Sybil Vane, à qui il promettra  le mariage. Mais l'amour empêchant la jeune femme de bien jouer, Dorian la quitte cruellement: elle s'en suicidera. Il remarque alors que le portrait s'est empreint à sa place d'une expression de cruauté et comprend que son vœu a été exaucé: il ne vieillira pas.

Malgré un sujet très fort, qui ouvrait à de fascinantes perspectives (le thème du double, par exemple, ou la passionnante évolution psychologique du personnage ), j'ai trouvé ce roman décevant. Soit, l'écriture est maîtrisée, le style est bon, cela sauve le livre, mais. Descriptions et références à n'en plus finir,  histoire manquant de profondeur... j'ai été très déçue par cette oeuvre habituellement présentée comme un chef-d'oeuvre: «Dire qu'un livre est moral ou immoral n'a pas de sens, un livre est bien ou mal écrit c'est tout.» ( Oscar Wilde - Extrait de Le Portrait de Dorian Gray)... Non Oscar, un livre et bon ou pas... C'est différent!

Stylo 2

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"Ainsi tu crois qu'il y a seulement Dieu qui voit les âmes, Basil ? Ecarte le rideau et tu verras la mienne. Il avait, prononcé ces mots d'une voix dure et cruelle. - Tu es fou, Dorian, ou tu joues, murmura Hallward en fronçant les sourcils. - Tu ne veux pas ? Alors, je vais le faire moi-même, dit le jeune homme qui arracha le rideau de sa tringle et le jeta par terre. Une exclamation d'horreur s'échappa des lèvres du peintre lorsqu'il vit dans la faible lumière le visage hideux qui lui souriait sur la toile. Il y avait quelque chose dans son expression qui le remplit de dégoût et de répugnance. Grands dieux ! C'était le visage de Dorian Gray qu'il regardait ! L'horreur, quelle qu'elle fût, n'avait pas encore entièrement ravagé sa stupéfiante beauté. Il restait encore des reflets d'or dans la chevelure qui s'éclaircissait et un peu de rouge sur la bouche sensuelle. Les yeux bouffis avaient gardé quelque chose de la beauté de leur bleu. Le contour des narines et le modelé du cou n'avaient pas encore perdu complètement la noblesse de leurs courbes. C'était bien Dorian. Mais qui avait peint ce tableau ? Il lui semblait reconnaître son coup de pinceau. Quant au cadre, il était de lui. C'était une idée monstrueuse et pourtant il eut peur. Il prit la chandelle allumée et la tint devant le portrait,Son nom figurait dans le coin gauche, tracé en longues lettres d'un vermillon brillant."

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25 octobre 2011

Jacques le fataliste, Denis Diderot

L'auteur en préambule:

DiderotQui ne connaît pas Diderot, au moins pour son statut de co-auteur de L'Encyclopédie avec  D'Alembert? Ce philosophe des Lumières (1713-1784), trop libre-penseur, n'a pu qu'être condamné de son vivant pour ses idées de liberté et de tolérance (il sera par exemple incarcéré au château de Vincennes après la parution de la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient). Mais autant que ses pensées (cf. La religieuse, par exemple, charge féroce envers la tradition des voeux forcés)), son style révolutionnera aussi la vie culturelle et littéraire de son temps: La trame de son Jacques le fataliste (1778) est une merveille d'innovation!

Denis Diderot, Jacques le fataliste, Ed. Classiques Universels,  Paris 2001.

 Jacques le fataliste est un livre riche. A la fois suite de contes et de conversations, parodie de  récits picaresques (cf. le thème du voyage entrecoupé d'arrêts à l'auberge) et longue nouvelle tronçonnée, Diderot au centre de son innovation stylistique (il signe en effet la naissance du récit enchâssé) place néanmoins de véritables pistes de réflexion littéraire et /ou philosophique: Position du narrateur (externe mais omniprésent, sans être aucunement omniscient: "Et moi, je m'arrête, parce qu je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j'en sais"), importance de l'histoire en tant que telle (c'est au moment où Jacques pourra finir son récit personnel que le roman s'achève), mais aussi reflexion sur les moeurs du XVIIIème (statut de la femme, accès à l'éducation...).
Tout cela  dans une langue très accessible, extrêmement dynamique et enlevée, parfois très drôle. Un pur régal!


"Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l'on sait où l'on va? Que disaient-ils? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.

LE MAÎTRE: C'est un grand mot que cela.

JACQUES: Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait son billet.

LE MAÎTRE: Et il avait raison...

Après une courte pause, Jacques s'écria: "Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret!

LE MAÎTRE: Pourquoi donner au diable son prochain? Cela n'est pas chrétien.

JACQUES: C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit; il se fâche. Je hoche de la tête; il prend un bâton et m'en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons; la bataille se donne.

LE MAÎTRE: Et tu reçois la balle à ton adresse.

JACQUES: Vous l'avez deviné; un coup de feu au genou; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.

LE MAÎTRE: Tu as donc été amoureux?

JACQUES: Si je l'ai été!

LE MAÎTRE: Et cela par un coup de feu?

JACQUES: Par un coup de feu.

LE MAÎTRE: Tu ne m'en as jamais dit un mot.

JACQUES: Je le crois bien.

LE MAÎTRE: Et pourquoi cela?

JACQUES: C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.

LE MAÎTRE: Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu?

JACQUES: Qui le sait ?

LE MAÎTRE: A tout hasard, commence toujours..."


Jacques commença l'histoire de ses amours. C'était l'après-dîner: il faisait un temps lourd; son maître s'endormit. La nuit les surprit au milieu des champs; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup: "Celui-là était apparemment encore écrit là-haut..."

Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu? d'embarquer Jacques pour les îles? d'y conduire son maître? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau? Qu'il est facile de faire des contes! Mais ils en seront quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai."

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25 octobre 2011

Leçon de choses, Claude Simon

L'auteur en préambule:

Claude simon


Claude Simon est un des auteurs-phares du Nouveau Roman, bien que moins médiatisé qu'Alain Robbe-Grillet. Il s'intéresse à la peinture et à la photographie (qui ont été exposées à la galerie Maeght en 1992), mais ce sera son oeuvre littéraire qui le conduira à la reconnaissance: Prix de l'Express en 1960 pour "La route des Flandres" puis Prix Nobel de Littérature en 1985.
Il écrit Leçon de choses en 1975, un an après que le colloque de Cerisy-La-Salle ait été consacré à son oeuvre.

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Claude Simon, Leçon de choses, Paris 1975, Les Editions de Minuit.
 
 
Ce curieux roman pourrait passer à première vu pour un entrelacs bizarre de trois nouvelles. Ce serait terriblement réducteur, car ici la forme prend implacablement le pas sur le fond.
Soit, les extraits de trois histoires relativement mornes se succèdent (les amours malheureuses d'un couple adultère, le quotidien de soldats pendant la seconde guerre mondiale, et quelques journées de labeur d'ouvriers du bâtiment), mais le jeu sur l'écriture elle-même est abolument jouissif.
Des ponts sont jetés, par un travail sur la polysémie de certains mots, entre ces nouvelles qui de fait se mêlent comme prend une greffe. Ainsi, le "mortier" se retrouvera dans le vocable militaire comme dans celui des maçons, des lambeaux de journal signaleront aux personnages la possibilité d'existence de ceux qu'ils ne côtoient pas, et c'est dans un lieu unique qu'aboutiront les histoires.
Les glissements de l'une à l'autre nouvelle se font en général en procédés quasi-cinématographiques: une illustration de calendrier des postes prend vie, ou un retour de zoom nous dévoile tout autre chose que ce qui aurait été attendu.
 
Bref, un moment exquis pour qui aime le jeu stylistique... d'une plume malgré tout légère et très agréable!

Stylo 3
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"Cependant que l'enfant atteint le bas du coteau, les deux promeneurs qui marchaient en queue (un homme et une jeune femme) se sont attardés (ou se sont laissés distancer). Oubliant de se protéger du soleil, la femme élève inconsidérément son ombrelle qui n'abrite plus son visage, la main droite refermée sur la poignée d'ivoire instinctivement relevée pour compenser l'abaissement de l'épaule gauche et du buste légèrement incliné vers le bas de sa jupe que l'homme accroupi aide (ou fait semblant de l'aider) à dégager d'une ronce ou peut-être d'une branche morte cachée par les herbes. Quand il se relève, il jette un rapide coup d'oeil aux promeneuses maintenant loin en avant et dit quelque chose à l'oreille de la jeune femme. Sous l'ombrelle cyclamen dont le manche est de nouveau appuyésur son épaule le visage de porcelaine qui baigne dans son ombre semble rosir encore. La jeune femme dit rapidement taisez-vous vous êtes fou et Evelyne?... Sainte Eveline, Sainte Amandine, Sainte Eugénie, Saint Gratien, Sainte Julie, Sainte Albertine, Sainte Emilie, Sainte thérèse. Dans le silence qui suit l'explosion de l'obus et la pluie des débris, on peut entendre comme de menus craquement, comme si quelques bêtes invisibles (rats, termites) réveillées par le fracas se remettaient à ronger et grignoter, ou comme si la maison ébranlée dans ses bases tâtonnait à la recherche de nouveaux points d'appui. Au bout d'un moment, alors que l'on a déjà relevé le bléssé, deux ou trois plâtras se détachent du plafond où une longue fissure est apparue et viennent s'écrase sur le carrelage. Morceaux par morceaux, pans par pans, la cloison, les couches de papiers aux couleurs fanées choisis et posés par les anciens occupants (les vieillards à la peau parcheminée, aux squelettes maintenant décharnés dans les loques de leurs habits cérémonieux) disparaissent, s'effondrant sous les coups de masse ou arrachés brutalement dans un grand bruit de déchirure et de colle désséchée. Tandis qu'il continue à déssertir les pierres du mur, le jeune maçon sifflotte le refrain d'une chanson."
 
Leçon de choses, chap. II "Expansion".

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