La Chute / Caligula / Le Malentendu, Albert Camus
L'auteur en préambule:
"Albert Camus grandit à Alger et obtient son bac en 1932 avant de faire des études de philosophie. En 1936, il fonde le Théâtre du Travail et écrit avec trois amis 'Révolte dans les Asturies', une pièce qui sera interdite. Il intègre un mouvement de Résistance à Paris durant la Seconde Guerre mondiale, et devient rédacteur en chef du journal Combat à la Libération. 'La Peste' est publié en 1947 et connaît un très grand succès. Son oeuvre - articulée autour des thèmes de l'absurde et de la révolte - est indissociable de ses prises de position publiques concernant le franquisme, le communisme, le drame algérien... Passionné de théâtre, Camus adapte également sur scène 'Requiem pour une nonne' de Faulkner. Il obtient le Prix Nobel de littérature en 1957 'pour l'ensemble d'une oeuvre qui met en lumière, avec un sérieux pénétrant les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes' et meurt tragiquement trois ans plus tard, dans un accident de voiture."
(Source: Evène.fr)
Albert Camus - La chute, Ed. nrf Gallimard, Paris 1958
Un monologue où le « je » du narrateur s'adresse au « vous » de son interlocuteur que l’on n’entend pas... parce qu'il est le lecteur?
Quant à l'histoire... Jean Baptiste Clamence, juge-pénitent de son état, croise son interlocuteur dans un bar glauque d'Amsterdam. A la faveur d'un court rôle de traducteur, il se lie quelque peu avec le second, et l'on assistera à plusieurs entretiens.
Mais le juge-pénitent, qui devine beaucoup et, malgré les apparences, se livre peu, devient un personnage ténébreux, voire inquiétant.
Un chef-d’œuvre moins connu que l'Etranger ou La Peste. Et pourtant!
Le titre traduit le livre: la déchéance, (voire la damnation si l'on a envie d'y voir une parabole métaphysique, mais ce n'est pas obligatoire!!!) mais aussi l'épilogue sont les deux clés de ce roman.
« La chute » nous susurre mielleusement son histoire par la voix de Jean-Baptiste Clamence, « Juge-pénitent ». Elle (l'histoire) et lui (le narrateur) nous emmènent, nous emportent où ils le veulent.
Le lecteur brûle de connaître la fin de l'histoire, et dans ses méandres, elle donne, puis reprend, comme le ressac de la mer du nord (c'est bien celle-ci, n'est-ce pas?!) dans le port glauque d'Amsterdam.
Et le lecteur se sent peu à peu happé, intégré dans le milieu interlope où vogue et nous traîne le narrateur. Plus dure sera la chute.
« Mais permettez-moi de me présenter: Jean-Baptiste Clamence, pour vous servir. Heureux de vous connaître. Vous êtes sans doute dans les affaires? A peu près? Excellente réponse! Judicieuse aussi; nous ne sommes qu'à peu près en toutes choses. Voyons, permettez-moi de jouer au détective. Vous avez à peu près mon âge, l'oeil renseigné des quadragénaires qui ont à peu près fait le tour des choses, vous êtes à peu près bien habillé, c'est-à-dire comme on l'est chez nous, et vous avez les mains lisses. Donc, un bourgeois à peu près! Mais un bourgeois raffiné! Broncher sur les imparfaits du subjonctif, en effet, prouve deux fois votre culture puisque vous les reconnaissez d'abord et qu'ils vous agacent ensuite. Enfin, je vous amuse, ce qui, sans vanité, suppose chez vuos une certaine ouverture d'esprit. Vous êtes donc à peu près... Mais qu'importe? Les professions m'intéressent moins que les sectes. Permettez-moi de vous poser deux questions et n'y répondez que si vous ne les jugez pas indiscrètes. Possédez-vous des richesses? Quelques-unes? Bon. Les avez-vous partagées avec les pauvres? Non. Vous êtes donc ce que j'appelle un saducéen. Si vous n'avez pas pratiqué les Ecritures, je reconnais que vous n'en serez pas plus avancé. Cela vous avance? Vous connaissez donc les Ecritures? Décidément, vous m'intéressez.
Quant à moi... »
Albert Camus, Caligula suivi de Le Malentendu, Nouvelles Versions, Paris 1972, coll. Folio, éd. Gallimard.
Caligula
Caligula est une pièce capitale de Camus, à la fois réflexion sur le Pouvoir, la Liberté, le Bonheur et bien d'autres idées encore. La scène en est la Rome antique, et plus particulièrement la cour de l'empereur qui a donné son titre à la pièce.
Résumé: Caligula, jeune empereur malléable, fait l'unanimité. Mais à la mort de sa soeur et amante Drusilla, il s'enfuit trois jours durant. Il en revient tyrannique, féroce et fou. Ayant pris conscience de la finitude de toute chose et notamment de la condition humaine, il tente en vain, par tous les moyens, de remodeler le monde pour que l'impossible devienne possible -seul chance d'échapper à l'impuissance finale qui est la nôtre, à l'absurdité du monde.
Mon avis: L'absurdité des décisions et paroles de Caligula n'est que vernis. Lorsque l'on gratte un peu, se révèlent des vérités dérangeantes, des réflexions bien menées. Trop, bien menées. Car Caligula, s'il est fou, n'en garde pas moins un esprit brillant et éclairé, lucide même si mauvais.
Qu'est-ce que la liberté lorsque l'on est assujetti à un quelconque pouvoir? Qu'est-ce que le bonheur quand on sait qu'il n'est qu'éphémère? Pièce sur la condition humaine aux dialogues percutants, très bien construite, Camus signa encore une fois, avec "Caligula", un grand, très grand moment de théâtre. Inconditionnelle je suis, inconditionnelle je reste à la lecture de ces cinq actes.
ACTE II SCÈNE 5
Il mange, les autres aussi. Il devient évident que Caligula se tient mal à table. Rien ne le force à jeter ses noyaux d'olives dans l'assiette de ses voisins immédiats, à cracher ses déchets de viande sur le plat, comme à se curer les dents avec les ongles et à se gratter la tête frénétiquement. C'est pourtant autant d'exploits que, pendant le repas, il exécutera avec simplicité. Mais il s'arrête brusquement de manger et fixe avec insistance Lepidus l'un des convives.
Brutalement.CALIGULA. — Tu as l'air de mauvaise humeur. Serait-ce parce que j'ai fait mourir ton fils ?
LEPIDUS, la gorge serrée. — Mais non, Caïus, au contraire.
CALIGULA, épanoui. — Au contraire ! Ah ! que j'aime que le visage démente les soucis du cœur. Ton visage est triste. Mais ton cœur ? Au contraire n'est-ce pas, Lepidus ?
LEPIDUS, résolument. Au contraire, César.
CALIGULA, de plus en plus heureux. — Ah ! Lepidus, personne ne m'est plus cher que toi. Rions ensemble, veux-tu ? Et dis-moi quelque bonne histoire.
LEPIDUS, qui a présumé de ses forces. — Caïus !
CALIGULA. — Bon, bon. Je raconterai, alors. Mais tu riras, n'est-ce pas, Lepidus ? (L'œil mauvais.) Ne serait-ce que pour ton second fils. (De nouveau rieur.) D'ailleurs tu n'es pas de mauvaise humeur. (II boit, puis dictant.) Au..., au... Allons, Lepidus.
LEPIDUS, avec lassitude. — Au contraire, Caïus.
CALIGULA. — A la bonne heure! (Il boit.) Écoute, maintenant. (Rêveur.) Il était une fois un pauvre empereur que personne n'aimait. Lui, qui aimait Lepidus, fit tuer son plus jeune fils pour s'enlever cet amour du cœur. (Changeant de ton.) Naturellement, ce n'est pas vrai. Drôle, n'est-ce pas ? Tu ne ris pas. Personne ne rit ? Ecoutez alors. (Avec une violente colère.) Je veux que tout le monde rie. Toi, Lepidus, et tous les autres. Levez-vous, riez. (Il frappe sur la table.) Je veux, vous entendez, je veux vous voir rire.
Tout le monde se lève. Pendant toute cette scène, les acteurs, sauf Caligula et Caesonia, pourront jouer comme des marionnettes.
Se renversant sur son lit, épanoui, pris d'un rire irrésistible.
Non, mais regarde-les, Caesonia. Rien ne va plus. Honnêteté, respectabilité, qu'en dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur. La peur, hein, Caesonia, ce beau sentiment, sans alliage, pur et désintéressé, un des rares qui tire sa noblesse du ventre. (Il passe la main sur son front et boit. Sur un ton amical.) Parlons d'autre chose, maintenant. Voyons. Cherea, tu es bien silencieux.
CHEREA. — Je suis prêt à parler, Caïus. Dès que tu le permettras.
CALIGULA. — Parfait. Alors tais-toi. J'aimerais bien entendre notre ami Mucius.
MUCIUS, à contrecœur. — A tes ordres, Caïus.
Le malentendu
Le malentendu ou la parabole de l'enfant prodigue revisitée.
Résumé: Une mère et sa fille aigries et insensibilisées par une vie de peine et de labeur tiennent une auberge das un pays de désolation. Elles endorment parfois des voyageurs solitaires qu'elles jettent à la rivière après les avoir voler, afin de s'échapper un jour vers le bord de la mer et y vivre paisiblement.
Arrive un jour un homme qui tente timidement de s'immiscer dans leur vie, et qu'elles éliminent pourtant dès le soir de son arrivée. Elles découvriront que cet homme est le fils de la maison parti il y a vingt ans tenter fortune et qui revenait pour les aider.
Mon avis: Une pièce poignante où la désespérance et l'espoir se mêlent; la narration qui transpire des dialogues, le monde que Camus crée en quelques bribes à peine, tout porte le lecteur/spectateur vers la nausée de celui qui se trouve face à l'inexorable. A lire!MARTHA, se plaçant entre eux et avec décision.
Un fils qui entrerait ici trouverait ce que n'importe quel client est assuré d'y trouver: une indifférence bienveillante. Tous les hommes que nous avons reçus s'en sont accomodés. Ils ont payé leur chambre et reçu une clé. Ils n'ont pas parlé de leur coeur. (Un temps.) Cela simplifiait notre travail.
LA MERE
Laisse cela.
JAN, réfléchissant.
Et sont-ils restés longtemps ainsi?
MARTHA
Quelques-uns très longtemps. Nous avons fait ce qu'il fallait pour qu'ils restent. D'autres, qui étaient moins riches, sont partis le lendemain. Nous n'avons rien fait pour eux.
JAN
J'ai beaucoup d'argent et je désire rester un peu dans cet hôtel, si vous m'y acceptez. J'ai oublié de vous dire que je pouvais payer d'avance.
LA MERE
Oh! Ce n'est pas cela que nous demandons!
MARTHA
Si vous êtes riche, cela est bien. Mais ne nous parlez plus de votre coeur. Nous ne pouvons rien pour lui. J'ai failli vous demander de partir, tant votre ton me lassait.[...] Sachez que vous êtes dans une maison sans ressource pour le coeur. Trop d'années grises ont passé sur ce petit village et sur nous. Elles ont un peu refroidi cette maison. Elles nous ont enlevé le goût de la sympathie. Je vous le dis encore, vous n'aurez rien ici qui ressemble à de l'intimité. Vous aurez ce que nous réservons toujours à nos rares voyageurs, et ce que nous leur réservons n'a rien à voir avec les passions du coeur...Acte I, Sc. VI.