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26 octobre 2011

Le baron perché, Italo Calvino

L'auteur en préambule:

Italo CalvinoLes premiers pas littéraires d’Italo Calvino (1923-1985) sont mêlés d’engagement : son premier roman, publié en 1947, Le Sentier des nids d'araignées, évoque son expérience de résistant dans l’Italie du Duce. Mais déjà, malgré le style néoréaliste de cette œuvre presque biographique, la voix d’un conteur se pressent.
C’est son éditeur qui lui conseillera de pousser dans sa veine naturelle de la fable fantastique : Le Vicomte pourfendu, Le Baron perché et Le Chevalier inexistant formeront la trilogie "Nos ancêtres", allégorie, entre autre, de la « condition humaine moderne ».
C’est à Paris qu’il rencontrera l’OuLiPo et intègrera le groupe. Le Château des destins croisés, Les Villes invisibles, Si par une nuit d'hiver un voyageur, porteront le sceau de l’écriture à contrainte.

Ligne grise

Italo Calvino - Le Baron Perché, coll. Points, éd. du Seuil, Paris 2002.

A la suite d'une dispute familiale, le jeune baron ombreusien Côme du Rondeau, âgé d'une douzaine d'années, se réfugie dans les arbres, et décide de ne plus jamais en descendre.
Il tiendra parole, et du haut de ses bois, il participera activement à la vie et à la marche du monde.

Un long conte plutôt qu'un roman, de par un côté comme féérique, joyeux et léger. Ce livre résonne étrangement comme une évidence: la lubie de Côme et ses aventures entraînent le lecteur dans une ronde où tout, ma foi, par la personnalité du personnage principal, devient possible.
J'aimerais qualifier cette oeuvre de « charmante », mais dans le sens le plus plein du terme. L'écriture résonne en elle-même comme un rire léger, et l'on imagine aisément Calvino nous faire un petit clin d'oeil en écrivant les passages les plus drôles: Tous les personnages par exemple sont délicieusement  grotesques. Malgré ce côté joyeusement décalé, l 'oeuvre permet aussi, à ceux qui le veulent, des pistes de reflexion multiples, par la facilité d'abstraction de l'histoire.

"Quant à notre sœur, au fond, elle nous ressemblait. Elle aussi, bien que son isolement lui eût été imposé par notre père après l'histoire du marquis de la Pomme, avait toujours été une âme rebelle et solitaire. Ce qui s'était passé avec le jeune marquis, on ne l'a jamais bien su. Fils d'une famille qui nous était hostile, comment s'y était-il pris pour s'introduire chez nous? Et quel était son but? Pour séduire, bien pis, pour violenter notre sœur, fut-il affirmé au cours de la longue querelle qui s'ensuivit entre nos familles.

Mais nous ne parvînmes jamais à nous représenter ce navet semé de taches de rousseur comme un séducteur, et surtout comme le séducteur de notre sœur. Elle était beaucoup plus forte que lui et resta fameuse pour avoir fait victorieusement le bras de fer avec les palefreniers. Puis, pourquoi fut-ce lui qu'on entendit crier? Comment se fit-il que les domestiques, accourus en même temps que mon père, le trouvèrent en loques, sa culotte lacérée comme par les griffes d'un tigre? Les de la Pomme ne voulurent jamais admettre que leur fils eût attenté à l'honneur de Baptiste, ni consentir à un mariage. C'est ainsi que notre sœur finit enterrée chez nous, et vêtue en religieuse, sans avoir même prononcé les vœux du tiers ordre, étant donné le caractère douteux de sa vocation.

C'est en matière de cuisine qu'elle donnait surtout libre cours à sa rancœur. Elle ne manquait ni de soin ni d'esprit d'invention, qui sont les premières qualités d'une cuisinière. Mais on ne savait jamais quelles surprises pouvaient bien nous attendre à table dès qu'elle décidait de mettre la main à la pâte. Elle nous prépara une fois des croquettes au foie de rat, très friandes, à vrai dire, et ne nous en dévoila la nature qu'après que nous les eûmes mangées et trouvées bonnes. Pour ne pas parler des pattes de sauterelles - celles de derrière, bien dures et en dents de scie - dont elle avait fait une mosaïque sur une tarte. Ni des queues de porc rôties enroulées en forme de gimblettes. Un jour, elle nous fit cuire un hérisson entier, avec tous ses piquants, Dieu sait pourquoi, pour la seule satisfaction sans doute de nous faire sursauter au moment où nous soulèverions le couvercle du plat: elle-même, qui mangeait pourtant tous les mets extraordinaires qu'elle préparait, ne voulut pas y goûter, bien que ce fût un tout jeune hérisson, rose et certainement tendre. 

En fait, une grande partie de son horrifiante cuisine était étudiée pour la seule apparence, plutôt que pour le plaisir de nous faire savourer en même temps qu'elle des aliments d'un goût effroyable. Les plats préparés par Baptiste étaient de la très fine orfèvrerie animale ou végétale: des têtes de choux-fleurs ornées d'oreilles de lièvre étaient posées sur une collerette taillée dans la peau du même animal. D'une tête de porc sortait, comme si le porc eût tiré la langue, une langouste bien rouge, et les pinces de la langouste présentaient à leur tour la langue de porc comme si elles la lui eussent arrachée. Il y avait aussi les escargots. Baptiste était parvenue à décapiter je ne sais combien d'escargots, et elle avait piqué ces têtes molles de petits chevaux, avec un cure-dents, je pense, sur autant de beignets: quand on les servit à table, on crut voir une troupe de cygnes minuscules. Ce qui impressionnait plus encore que la vue de semblables friandises, c'était de penser au zèle, à l'acharnement avec lesquels Baptiste les avait préparées, d'imaginer ses mains fluettes aux prises avec ces menus corps d'animaux.La manière avec laquelle les escargots inspiraient la macabre imagination de notre sœur nous poussa, mon frère et moi, à une révolte faite de solidarité avec ces pauvres bêtes torturées, de dégoût pour leur saveur et de fureur contre tout et contre tous. Il ne faut pas s'étonner si ce fut là l'origine du geste prémédité de Côme, et de ce qui s'ensuivit."



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