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25 octobre 2011

Jacques le fataliste, Denis Diderot

L'auteur en préambule:

DiderotQui ne connaît pas Diderot, au moins pour son statut de co-auteur de L'Encyclopédie avec  D'Alembert? Ce philosophe des Lumières (1713-1784), trop libre-penseur, n'a pu qu'être condamné de son vivant pour ses idées de liberté et de tolérance (il sera par exemple incarcéré au château de Vincennes après la parution de la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient). Mais autant que ses pensées (cf. La religieuse, par exemple, charge féroce envers la tradition des voeux forcés)), son style révolutionnera aussi la vie culturelle et littéraire de son temps: La trame de son Jacques le fataliste (1778) est une merveille d'innovation!

Denis Diderot, Jacques le fataliste, Ed. Classiques Universels,  Paris 2001.

 Jacques le fataliste est un livre riche. A la fois suite de contes et de conversations, parodie de  récits picaresques (cf. le thème du voyage entrecoupé d'arrêts à l'auberge) et longue nouvelle tronçonnée, Diderot au centre de son innovation stylistique (il signe en effet la naissance du récit enchâssé) place néanmoins de véritables pistes de réflexion littéraire et /ou philosophique: Position du narrateur (externe mais omniprésent, sans être aucunement omniscient: "Et moi, je m'arrête, parce qu je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j'en sais"), importance de l'histoire en tant que telle (c'est au moment où Jacques pourra finir son récit personnel que le roman s'achève), mais aussi reflexion sur les moeurs du XVIIIème (statut de la femme, accès à l'éducation...).
Tout cela  dans une langue très accessible, extrêmement dynamique et enlevée, parfois très drôle. Un pur régal!


"Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l'on sait où l'on va? Que disaient-ils? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.

LE MAÎTRE: C'est un grand mot que cela.

JACQUES: Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait son billet.

LE MAÎTRE: Et il avait raison...

Après une courte pause, Jacques s'écria: "Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret!

LE MAÎTRE: Pourquoi donner au diable son prochain? Cela n'est pas chrétien.

JACQUES: C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit; il se fâche. Je hoche de la tête; il prend un bâton et m'en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons; la bataille se donne.

LE MAÎTRE: Et tu reçois la balle à ton adresse.

JACQUES: Vous l'avez deviné; un coup de feu au genou; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.

LE MAÎTRE: Tu as donc été amoureux?

JACQUES: Si je l'ai été!

LE MAÎTRE: Et cela par un coup de feu?

JACQUES: Par un coup de feu.

LE MAÎTRE: Tu ne m'en as jamais dit un mot.

JACQUES: Je le crois bien.

LE MAÎTRE: Et pourquoi cela?

JACQUES: C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.

LE MAÎTRE: Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu?

JACQUES: Qui le sait ?

LE MAÎTRE: A tout hasard, commence toujours..."


Jacques commença l'histoire de ses amours. C'était l'après-dîner: il faisait un temps lourd; son maître s'endormit. La nuit les surprit au milieu des champs; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup: "Celui-là était apparemment encore écrit là-haut..."

Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu? d'embarquer Jacques pour les îles? d'y conduire son maître? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau? Qu'il est facile de faire des contes! Mais ils en seront quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai."

Ligne grise


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