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23 octobre 2011

La découverte

Il y a ceux qui pensent devoir "se méfier". Un recruteur trop à l'écoute, c'est louche. ça doit être un piège pour trouver matière à les exclure.
Il y a ceux qui en ont rencontré cent, des recruteurs incompétents, entendu mille fois les mêmes discours formatés, récités par coeur. Et qui ne nourrissent, à notre endroit - au mien aussi, oui - que de la rancoeur.
Il y a ceux qui pensent que la seule chose que j'aie à savoir, c'est leur degré de compétences. "Ne sortons pas du professionnel".

Dont acte. Mais...

Ligne grise

... Le professionnel, c'est quoi Monsieur/Madame?

C'est un poste, oui: missions, activités. Donc compétences.

Mais c'est aussi, surtout, un environnement. Des collègues, un encadrant, une culture d'entreprise spécifiques.
Un tissu relationnel aux interactions complexes et mouvantes.

De l'humain.

Il faut aller chercher les preuves d'adéquation ou non.

Alors parfois, on est dans le combat. Il faut lutter pour que l'autre s'ouvre. Sans ça, c'est foutu, j'échoue, je perds une heure de mon temps et lui aussi. Convaincre ou persuader. Avec tact, en douceur. En séduction. Ou dans la franche confrontation.

 

Focus: On vient de sonner. Derrière la porte, la main sur la poignée. Au bout du couloir, la salle d'entretien, ouverte, n'attend plus que son candidat.

Je tends la main. "Bonjour, VS, enchantée".

Je parle comme dans les livres. J'ai moins de trente ans. Je suis une femme. Pas trop vilaine, et j'en rajoute en portant du gloss, des faux-ongles et de jolies boucles d'oreille.
Le gars en face, 45/50 ans dont 25 d'expérience sur les chantiers, un encadrant dans le bâtiment qui possède bac -12.

Je n'ai pour lui, au moment où j'ouvre la porte, aucune légitimité à le "juger". Aucune légitimité tout court. Au mieux, il me poserait à côté de la plante verte, dans l'entrée. Pour jouer à la secrétaire.

Je le vois dans ses yeux -regard non seulement dubitatif, qui me jauge - et dans la question:

"C'est vous?!"

Presque du sarcasme. A ce moment-là, je sais qu'il pense pouvoir me bouffer toute crue. Il instaure, consciemment ou pas, une lutte de pouvoir. Va falloir s'imposer.

Pour avoir ce que je veux, je vais devoir aller le chercher : Avant d'avoir accès à ses tripes, c'est à moi de montrer que sous ma robe, et bien... j'en ai une paire au moins aussi grosse que la sienne.

Je souris, mais ce n'est pas un sourire gentil et il le sait.

Je tends la main sans hésitation.

"C'est bien moi. Je vous laisse me suivre ou vous avez besoin de quelques minutes pour vous en remettre?"

Sourcils relevés, moue railleuse, je le regarde droit dans les yeux.  L'interrogation est lancée à la volée, comme avec une certaine bonhommie, mais du défi aussi.

"Non, non, je vous suis". Le ton est surpris, mais un peu sec. Il ne s'attendait pas à ce que je relève.

Ne pas laisser s'installer une atmosphère de combat. Nous avonçons, je me retourne:

"Un café?"

La phrase est volontairement succinte : Le bonhomme n'est pas adepte des grands discours. Il acquiesce en un mot.

On s'installe, chacun sa tasse à la main.

Parfois, je présente mon parcours, parfois non. Tout dépend de la personne avec qui j'échange. Certaines personnes arrivent mieux à s'exprimer sur elles-mêmes face à de parfaits inconnus : Définir à quelle typologie d'individus appartient son interlocuteur en quelques minutes.

Là, avant de pouvoir prétendre à le "juger" - du moins c'est comme ça qu'il perçoit la situation -, c'est clair que je dois y passer. A moi de mettre mes tripes sur la table.

Qu'est-ce que j'ai fait avant?

Le porte-porte pour financer mes études : "Qu'il pleuve, qu'il neige, bah faut être dehors, sur le terrain".
Regard étonné dans ma direction. Je serais pas juste une bureaucrate planquée?
"Mais vous connaissez ça aussi bien que moi, non?" Il aquiesce.
J'évoque aussi le "boulot", payé "à la comm'" qui débouche rapidement sur mes premières fonctions manageriales : ma découverte du recrutement.


Pourquoi j'ai choisi ce métier?


"Parce que c'est une découverte permanente, c'est de l'échange, c'est passionnant.
Puis les missions, les profils changent, on n'a pas le droit de s'endormir, faut être réactif, faut s'adapter. Y'a toujours des imprévus.
Enfin, c'est fondamental la RH dans une boite. Au sens propre: C'est quoi une entreprise sinon des gens qui ont - ou devraitent avoir - un objectif commun? En fait, le recrutement, c'est les fondations qui font que la maison sera solide et tiendra la route".

En tant que chef d'équipe, il le sait : Hochement de tête. Il apprécie aussi l'analogie - sur le fond comme sur la forme, on a des références communes.


Pourquoi j'interviens sur son secteur d'activité?

Sur ce dernier point, il tend particulièrement l'oreille.

"Dans ce milieu, y'a des valeurs: de la franchise, de la solidarité, de l'engagement - c'est dur, physiquement, un chantier".
Il opine du chef
.

"J'aime ça parce qu'on est dans l'effort, et que pour moi, le travail, et bien c'est une valeur".
Son regard change; là, on touche à nos valeurs communes, pas juste aux miennes.

Je reprends:

"ça c'est pour le côté sympa. Mais le milieu, il est rugueux. Les têtes sont dures, les caractères explosifs et le respect on vous le donne pas, faut le gagner".

Une césure dans mon flot de paroles:  Je baisse à peine la voix, d'un ton :

"Surtout quand on a mon âge. Et surtout quand on est une femme." Je lui adresse un sourire, un peu narquois, un peu complice.

Cette fois, lui me sourit franchement, je sens que ça vient. "Elle est peut-être pas si cruche, la petite, malgré ses talons aiguilles".

"Et franchement? ça me plaît aussi, D'un, parce qu'après, le respect, on l'a pour de bon.
Et de deux...
parce que j'adore voir un chef de chantier se sentir benêt de m'avoir sous-estimée en arrivant. C'est rafraîchissant. N'est-ce pas?".

On en rit ensemble. Enfin, l'entretien peut commencer.

"A vous maintenant. Mais me racontez pas juste votre CV, parce que promis, je sais lire; ça, j'y arrive toute seule. Mettez-y de vous, c'est l'individu que j'ai besoin de connaître. Pourquoi vous avez choisi ce métier?"

En une heure, il me parlera de son papa, artisan-maçon décédé il y a trois ans qui lui a légué pour seul héritage l'amour du travail bien fait et le goût de construire, de voir sortir de terre le fruit de son travail. De ses débuts dans une grosse boîte "pour qui il n'était qu'un numéro", sa volonté, depuis, de ne travailler que dans des sociétées à taille humaine parce qu'il l'avait mal vécu. Son fichu caractère qui, s'il le rend parfois difficile à manager - c'est lui qui le dit - ne retombe jamais sur "ses gars". "A moins qu'ils fassent vraiment une grosse connerie. Mais sinon, je fais gaffe; parce qu'ils triment tant qu'ils peuvent". Ses "défauts", j'ai pas besoin d'aller les quémander, il les évoque lui-même parce qu'il parle de lui, vraiment : "Avoir un chef qui vient me voir trois fois par jour sur mes chantiers, ça me gonfle. Je devrais pas vous le dire, mais ça me gonfle".

On le sait, sur cette mission, les "gars" à encadrer sont très durs : il me faut impérativement quelqu'un qui sache garder son calme face à la provocation. Et comme il a "un fichu caractère"... Parfois je lui rentre dedans.

C'est de bonne guerre de toute façon : Certains éléments du CV posent question. Mais je ne prends pas de gants "Vous encadrez 35 personnes durant un an, au sein de la société X, puis seulement 3 pendant 5 ans en passant à la concurrence. Qu'est-ce qui s'est passé? C'était trop dur pour vous, vous n'aviez pas le niveau pour du management de cet envergure?"

Même si je sens que ça boue à l'intérieur, il répond posément, calmement. Le charisme est là, bingo.


Aujourd'hui, je cherche un chef de chantier experimenté, très autonome, exigeant mais avec l'esprit d'équipe.  ça pourrait être lui. Si je n'avais pas insisté, si je m'étais arrêtée sur le premier contact, je n'aurais rien su de tout cela et je serai passée à côté.

Un gars bourru mais une belle personne, au fond.

Il s'en va. La poignée de main pour se dire au-revoir est franche, cordiale.

C'est pour moi une petite victoire.



 

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