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23 octobre 2011

Contes à penser

Fantaisies

Les deux geoliers
 
Elle ne fait que lire ; le jour, la nuit, Elle ne vit, pas, Elle ne dort pas, Elle lit. Tout est prétexte. Le sourire d’un enfant : une parenthèse inversée. Les boucles d’une chevelure : des « S » indociles (et leur Racine nous susurre : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos te(x)tes ? »). Une échelle : des « H » empilés aspirés vers le ciel. Une verre de vin : Un « Y » d’un bordeaux cru.

Elle lit même les gens. Ce bonhomme barbu et bedonnant debout dans le bus : un « B » rebondi. Sa professeur de sport, petite poupée à la poitrine opulente : un « P » aperçu de profil. Quelque octogénaire claudiquant et courbé sur sa canne : un « k »  italique.

*

Combien de littérateurs rêveraient de lire la vie ! Mais ce qui du dehors paraît enviable, parfois de l’intérieur frôle l’insupportable. Imaginez !  Seule représentante de cette espèce incongrue, assez semblable à nous pour reconnaître sa différence, mais bien trop éloignée du reste de l’humanité pour se sentir elle-même humaine…

Comment communiquer ? Elle était réceptacle (et déformant, encore!), et non pas émetteur : Elle recueillait la lettre des autres, et uniquement la lettre ; ne savait comment répondre, privée de leur sensibilité.

*

Son étrange physionomie portait les stigmates de ce monstrueux déséquilibre d’essence.

Des mains ? Néant. Elles se perdraient dans des gants d’enfants. Comment pourrait-elle ne serait-ce que frôler un monde d’abstraction, sans rien de tangible, de concret ? Les caractères par lesquelles Elle le vivait, simples étiquettes admises, qui auraient pu être autres –et qui du reste, ailleurs l’étaient. Un monde d’arbitraire.

Des oreilles ? Aucune ou presque –cachées derrière ses mèches brunes, exaspérantes de petitesse. Elle n’avait pas besoin d’entendre puisque les lettres tintaient dans sa tête. Le son : simple transcription phonétique de ce qu’elle voyait déjà. D’ailleurs, Elle ne connaissait de la musique que les notes : Do, ré, mi… La mélodie, Elle ne la concevait même pas.

Un nez ? Bien sûr que non. Deux petits trous : ils lui servaient parfois à se moucher, l’hiver… mais pour respirer, pas d’inquiétude, Elle ne manquait jamais d’R. Elle aimait voir sa mère concocter de bons petits plats : Les volutes de fumet blanches qui s’échappaient des casseroles brûlantes dessinaient parfois l’alphabet tout entier.

Sa bouche ? Elle aussi, se réduisait à presque rien. Mais Elle avait l’œil gourmand, pourtant ! Quelle joie de voir frémir les dizaines de petits « o » que formaient les bulles de champagne ! Ou encore de regarder une simple assiette d’entrecôte frites (le menu du jeudi) : Un gros « a » minuscule face à une myriade de petits « I » majuscules.

Et avec tout cela –ou plutôt, sans!- Un corps qui semblait atrophié, inexistant, grêle plutôt que frêle.

*

D’Elle, on ne voyait qu’une chose, ou plutôt deux en vérité : Ses yeux. Des yeux de hiboux qui paraissaient vouloir dévorer le monde comme ils lui mangeaient le visage. Hideux. Terrifiants en cela qu’ils n’étaient pas inexpressifs –non !  Ils semblaient au contraire révéler leur propre intériorité. Pas la sienne, je le répète, la leur.

Mais s’ils affichaient leur autonomie à outrance -rapides et mobiles par moment, fixes jusqu’à l’inébranlable à d’autres, mais toujours en contradiction totale avec ce qu’Elle aurait voulu, comme avec le reste de l’univers- personne n’aurait pu déverrouiller le loquet de ces prunelles grises et pénétrer dans ce cauchemar sans issue.

Elle devait jouter contre ces aberrations pour pouvoir vivre ; privée de tous ses autres sens, elle était otage de ses paupières.

Aucune explication rationnelle à cela ; ces yeux étaient vivants, c’était ainsi. Ils avaient choisi de lire le monde plutôt que de le contempler. Cruelle bizarrerie : sa vue, seul lien avec ce qui était extérieur à sa conscience, transitait par une volonté indépendante de la sienne. Déjà presque intégralement murée en elle-même, sa connaissance de l’Ailleurs était subordonnée à ce que ces entités consentaient à lui en montrer.

Pire : cette frustration engendrait méfiance et ressentiment. Elle envisageait cet antagonisme qui lui était propre comme une oppression, un frein à sa liberté. Et quoi ? N’était-ce pas cela ?

La preuve. Parfois, Elle tentait de les fermer contre leur gré. Lorsque lasse de lutter, Elle renonçait et laissait son œil s’écarquiller violemment, ses cils s’enlaçaient étroitement pour former comme une barrière quadrillée qui la séparait du monde. Elle ne lisait plus qu’une succession de « x » hypnotique, et derrière, plus rien. Pas même le bleu uniforme d’un ciel qu’elle n’aurait pu déchiffrer. Punition. Vengeance. N.

*

Un jour, Elle lut à la télévision que, chez certaines personnes amputées d’un sens, les autres, en compensation, se développaient bien plus que la moyenne. Comme si la nature donnait à chacun un potentiel sensitif qui devait être réparti –non pas à parts égales entre les organes,  mais forcément en intégralité.

Ainsi chez Elle la distribution avait été complètement inégale, biaisée même : un seul avait eu le monopole, et ses organes, doués de vie peut-être par l'exubérante ampleur de leur potentiel, l’avaient employé à une fin unique et faussée. Peut-être pour appuyer encore leur domination, lui rappelant toujours la tutelle qu’Elle subissait en marquant sa vie de leur subjectivité. Elle se rappela la grande absence qu’était son enfance : Elle n’avait aucun souvenir d’avant son apprentissage de la lecture…

L’idée germait, croissait, persistante et encombrante. Mais Elle ne se débattait pourtant pas ; Elle se laissait griser par cet appel du large.

Mais comment ? Comment s’échapper? Comment être sûre que, lorsqu’elle commettrait l’acte irréparable, elle ne serait pas enfouie encore plus profondément en elle-même ? Car si l’on peut lire (même rien qu’un peu !) entre les déchirures d’une grille, on ne peut communiquer avec l’extérieur à travers l’épaisseur d’une muraille faite de vide absolu.

Et comment ? Avec quoi ? Quand ? Combien de temps souffrirait-elle ? Interrogations sur le fond, questionnement sur la forme : le tourment d’un désir qui doit être assouvi.

Elle ne pouvait lire en eux. Ils la possédaient. Ses yeux semblaient se moquer d’elle. Ils fermaient leurs portes, les geôliers, pour lui faire entrevoir la torture d’être prisonnière en elle-même. De ne plus lire que le noir… le noir… à l’infini. Intimidation. Menace. Avertissement.

Elle était terrifiée. Retour en arrière. Valait-il mieux rester à leur merci, eux qui étaient à la fois Elle, en Elle, hors d’Elle ? L’enfer, c’était ses autres.

*

A pile ou face. Mais Elle doit la prendre, sa décision. L’incertitude est faite d’espoir mais aussi de crainte. Insoutenable. Le doute…

La pièce tourne. Face, c’est oui. La pièce roule sur la tranche. Pile, c’est non. La pièce tombe enfin à plat. Sa main tremble. Ses yeux aussi. Alors ?

*

Ça y est. Elle l’a dans les mains. Elle le regarde, interrogative et un peu effrayée. De dos : un « o ». De face : un point dans ce « o ». Nous l’aurions appelé : un gros clou. Elle le nomme « T » majuscule ; c’est cela qu’elle lit quand elle le voit par la droite comme par la gauche.

*

Commencer par le droit, c’est le pire. Allez.

(un choc)

Je ne peux plus m’arrêter maintenant. J’ai trop mal. Que mon sang ne soit pas vain.

(un choc)

Le clou rougi lui glisse des mains. Il est énorme. A la mesure de ce qu’il fallait pour crever ces yeux inhumains.

(Une chute).

*

Elle se réveille enfin. Son visage est une flaque écarlate. De ses petites mains, Elle fouille et espère.

Mes mains n’ont pas grandi.

Mon nez n’a pas poussé.

Ma bouche n’a pas changé.

Mes yeux n’existent plus.

*

Mais ses oreilles forment deux gigantesques clés de sol de part et d’autre de sa  tête. Désormais Elle ne pourra plus passer les portes.

Ligne grise

De la dichotomie du fond et de la forme...

Un jour, un parfait inconnu, dans un parfait état d'ébriété me murmura:

« Tu n'as que la forme, mais tu n'as pas le fond. »

 
Ce parfait gentleman voulut j'imagine, me faire part de sa parfaite lucidité à mon égard.
Ô gens bien-pensants, chantres de l'opinion sans préjugés vous flattez-vous...
Le bât blesse, mes chéris, le bât blesse, car votre premier préjugé est de ne pas en avoir.
 

Pourquoi tant de parfait mépris à mon endroit ce soir-là? Car:

« Je suis fille,  comme vous voyez,
assez jolie,
et presque aussi méchante que vous... »

 Mon mignon, je ne te nommerai pas, (Je ne voudrais pas être humiliante, évidemment. Moi) mais te conterai une petite fable, et peut-être même, t'en livrerai la morale. Car comme chacun sait, ce qui se conçoint bien s'énonce clairement, et le vide de ma tête (d'alouette) parvient tout de même  à concevoir -modestement il est vrai.

***

Il était une fois, au royaume de la jeunesse idéaliste, bien-pensante et boboïsante...

Une jeune princesse du XXème siècle (appellons-la Papillon), portant fièrement talons hauts et mini-jupe, refusant de brûler son soutien-gorge wonderbra et de jeter aux oublettes son rimmel waterproof.

Non pas que la jeune princesse attendait patiemment le prince charmant, mais comme chacun sait, on attrape quand même pas les mouches avec du vinaigre. Et le vinaigre, la jeune princesse en avait déjà de trop: dix-sept kilos litres exactement.

Mais ça ne comptait pas, n'est-ce pas, elle était mignonne intelligente et rigolote, elle avait donc plein d'amis et d'amies. Qui tous lui répétaient qu'elle était très sympa, et toutes lui sussuraient qu'elle était très jolie.

Mais à chaque grand bal (l'anniversaire de Cendrillon -pour ses vingts ans, la pendaison de crémaillère de Blanche-Neige et de ses nains, ou le réveil tant attendu de la Belle), c'était pareil: Ken rigolait avec notre princesse en lui tapant dans le dos, mais se tapait Princesse Barbie pour rigoler.

Personne, néanmoins, ne trouvait à redire sur sa tenue pas très protocolaire, au contraire. Les fées Condescendance et Rienacraindre les avaient tous et toutes enchantés; il ne pouvait que penser: « C'est bien, elle s'arrange, ça fait plaisir à voir ».

Mais un beau jour,  au royaume de la jeunesse idéaliste, bien-pensante et boboïsante, Papillon fit un voeu pour son anniversaire. Sa marraine la fée Ralebol l'exauça. Notre princesse rentra enfin dans du 34.

Elle se mit donc à porter du Levi's (le tailleur de la Cour des gens cools-ouverts-et-profonds-et-surtout-pas-superficiels qui présidait à la destinée du royaume) trop long, des baskets moches mais confortables, et s'attacha les cheveux en simple queue-de-cheval.

On l'admira, on la loua.

Mais Papillon dépérissait. Elle n'était plus elle-même. Félicitée, certes, regardée enfin comme une égale, effectivement. Mais au prix de ses jeux du matin (Puzzle vestimentaire, Coiffeuse sur sa propre tête et peinture sur soi). Toute la légèreté et l'inconséquence qui jusqu'à la mettaient en joie avant une difficile journée de labeur intellectuel -elle travaillait au ministère du Savoir, de la Culture et de la Création- lui manquaient.

Une incantation et Ralebol sa marraine se pointa. Un coup de baguette magique, et Papillon comprit que la superficialité, c'était avant tout de ne pas être soi pour  plaire à l'autre. Elle ressortit joyeusement crème anti-ride, fard à paupières, et tenue de scène.

Tout aurait pu s'arrêter joyeusement ici, si...

L'Impératrice Opinion Ière n'avait été si arrêtée -sur ses décrets, ses lois, et tout le tintouin. « Moi seule sait ce qui est mal, et ce qu'il est bien d'être. Passait encore quand Papillon était chenille -Fallait bien qu'elle se console, je fermais les yeux. Mais là, plus de circonstances atténuantes, elle contrevient à tout ce qui est censé se faire. Ou pas. »

Condescendance et Rienacraindre furent bannies à cet instant; si elles n'avaient pas aidé Papillon à l'époque, on en serait pas là. Ralebol fut congédiée, à la place on alloua à notre princesse une marraine nommée Takatenprendrataminijupe.

Règlement fut édicté selon lequel, oyé oyé bonnes gens, on ne pouvait être coquet qu'en cas de force majeure, mais cette fois, sous peine d'être conspué par la cour toute entière des  gens cools-ouverts-et-profonds-et-surtout-pas-superficiels.

Qu'arriva-t-il exactement à Papillon? Elle eut à choisir entre se voir descerner le titre infâmant d'objet décoratif si elle persistait dans son comportement déviant, ou l'abandon dudit comprtement pour être de nouveau admise à la cour.

Elle ne se renia plus. On la déchue du droit à être intelligente, mimi et rigolote, ses anciennes amies (mais elles n'avaient pas le choix, dura lex sed lex) la regardèrent avec mépris, et ses anciens amis... se frottèrent à sa jambe comme des caniches sur un pied de table, parce qu'elle ressemblait maintenant à Barbie.

Epilogue:

Un soir, un parfait inconnu, dans un parfait état d'ébriété  murmura à Papillon:

« Tu n'as que la forme, mais tu n'as pas le fond. »

Papillon soupira, et sa marraine  lui répondit:

« Oui, je suis là, c'est bien moi, je suis la fée que l'impératrice Opinion Ière t'a collée sur le dos,

 je suis... Takatenprendrataminijupe. »

***

Conclusion:

Peut-être n'ai-je que la forme -car quand on est con, c'est comme quand on est cocu: en général on est le seul à pas le savoir- mais juste une idée saugrenue en passant. La prochaine fois que tu vas à la plage, mon chou... Rappelle-toi que c'est pas parce que tu n'arrives pas à voir le fond de la mer qu'elle en a pas.

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